CHARLEROI 2019 – J’AIMERAIS Y VIVRE
La découverte de la ville haute, de sa qualité méconnue, de ses échappées vers les terrils et les grands espaces, des lieux magiques qu’elle abrite comme les bâtiments de l’exposition universelle de 1911 ou les beaux platanes des boulevards, est la grande surprise de nos promenades.
Expression d’une secondarité affirmée en valeur (Jean Remy), l’espace urbain de Charleroi est aussi l’expression d’un territorialisme radical, d’appropriations qui isolent et déchirent la ville, où la seule stratégie de déblocage serait, comme le dit une dame rencontrée dans l’hôtel de ville, et au moins dans une grande partie de la ville haute, de « changer la population ».
Dans cette ville, l’espace public est l’outil qui nous est proposé pour la penser à nouveau. Des grands boulevards aux rues domestiques, des places qui sont des traces d’un passé glorieux, tous attendent de nouveaux cycles de vie.
« J’aimerais vivre à Charleroi », dit quelqu’un.
UNE VILLE EN PLEINE TRANSFORMATION, REDYNAMISÉE ET DIVERSIFIÉE
Charleroi, ancienne forteresse royale, métropole industrielle touchée par la crise au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, ville de culture et de sport, amorce depuis quelques années une nouvelle dynamique. De nombreux projets et une tendance démographique positive (arrivée programmée de 1000 nouveaux habitants par an, jusqu’à 1500 habitants supplémentaires en centre-ville d’ici 2025) permettent d’envisager une transformation urbaine en profondeur, appuyée par le fonds européen de développement économique régional.
Le centre-ville, particulièrement concerné par la perte d’habitants et le départ des activités commerciales et tertiaires au cours des décennies précédentes, fait l’objet d’une multitude de projets : création ou rénovation d’équipements et d’institutions, construction de logements, bureaux, commerces, implantations universitaires… Ces interventions très conséquentes vont conduire à une diversification du profil des habitants et des usagers : il s’agit « d’assurer une meilleure diversité dans les différentes catégories de personnes résidant à Charleroi (étudiants, familles, commerçants, jeunes, personnes âgées,…) » (dossier FEDER) et particulièrement au centre-ville, caractérisé par des « taux élevés d’isolés et de ménages dont aucun membre ne dispose d’un revenu du travail » (Analyse dynamique des quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges, 2011). Dans cette optique, le développement d’un District Créatif au sein du cadran ouest de la ville haute constitue un levier important : ce sont à terme 5000 élèves, étudiants et chercheurs qui prendront place au sein du campus des sciences, des arts et des métiers.
Dans ce contexte spatial, social et économique, notre proposition est en même temps économe et maximaliste, fondée sur un concept d’ensemble ouvert à différentes interprétations et sur des choix spatiaux et esthétiques radicalement contrastés.
I. UN CONCEPT, TROIS CATÉGORIES ESTHÉTIQUES
Charleroi est formée par des parties fortement caractérisées, avec des ambiances et des paysages diversifiés. Dans l’histoire de la ville le rôle de chaque partie n’est pas figé, mais à chaque nouveau cycle de vie il est impératif de les repréciser. C’est à partir de leur rôle futur et pas seulement des situations données que le nouvel espace public peut être imaginé comme capable de renforcer l’image urbaine, les nouveaux rôles et finalement de faire évoluer les préjugés et les imaginaires.
UNE MATRICE VERTE ET PITTORESQUE : RUES, RUELLES ET BOULEVARDS
C’est sur la base de ces considérations que nous proposons d’imaginer la trame des rues, des ruelles et des boulevards comme une seule matrice verte continue qui irrigue les tissus de la ville haute. A partir de transformations minimales et appropriables par les habitants, jusqu’aux interventions plus importantes, les rues de la ville haute pourront devenir le prolongement, en plein air, du logement. Un des objectifs est celui d’accompagner une transformation des rez-de-chaussée, abritant aujourd’hui des commerces vides ou de niveau infime, en logements ou petites activités, ou encore de pousser dans la direction d’une porosité et perméabilité plus affirmées des intérieurs d’îlots. Des passages pourront être introduits qui connecteraient de manière plus fluide un espace urbain aujourd’hui pauvre d’épaisseur.
Il n’y a pas de manque de compréhension des différences entre grands boulevards et ruelle délabrée, mais l’affirmation de la nécessité d’une amélioration généralisée de la qualité de l’espace habitable dans la ville haute de Charleroi. Cette conceptualisation développe des caractères et une esthétique spécifiques, où la catégorie du pittoresque, un pittoresque urbain et contemporain, sera développée ; où chaque endroit, fondé dans le sol du plateau, domestique et approprié, léger et changeant, pourra être valorisé. Une grammaire simple, faite de peu de matériaux, de répétitions et de différences, de la variété du détail.
« J’aimerais vivre à Charleroi ».
LES FIGURES DU SUBLIME : S’ENVOLER VERS LE LOINTAIN, PLONGER DANS LE TEMPS RÉVOLU
Après les espaces domestiques et pittoresques de la matrice, figure de base, mais surtout toile de fond sur laquelle d’autres figures se détachent, la deuxième famille de projets parle de fascination et de seuils, d’aller au-delà et de prendre son envol, dans la ville, dans son espace et dans son histoire. L’expérience urbaine se compose d’impressions et d’effets que les espaces exercent sur notre imagination et sur notre bien-être. Quand le thème est, comme ici, celui de faire évoluer l’imaginaire, cet aspect devient crucial.
Nous avons aimé la ville haute de Charleroi non seulement car nous avons cueilli la possibilité d’imaginer des lieux agréables, doux et conviviaux, mais aussi car nous avons dominé, du haut de la ville, les paysages qui l’entourent et parce qu’en terminant notre promenade à la hauteur de la plateforme du métro Beaux-Arts nous avons eu une attraction extrême : nous envoler, traverser la vallée des infrastructures et atterrir de l’autre côté, là où le terril en accueillerait l’arrivée. Un pont, une passerelle s’élance et donne à la ville haute une nouvelle échelle, des continuités nouvelles, un paysage sublime. Le terril rentre dans la ville et avec lui les grands espaces industriels en transformation et verts. Lié à la matrice, ce projet, que nous ne sommes pas les premiers à imaginer, pourrait se lier au re-dessin plus général des grands terrassements de parking, à des solutions plus confortables de remontée au niveau de la ville et au nouveau centre de congrès, à l’introduction de nouvelles activités.
L’expérience du sublime peut concerner aussi le dépaysement qui perfore l’unité spatio-temporelle de la ville d’aujourd’hui et entre dans un espace-temps révolu. Traverser le site de l’exposition de 1911 nous révèle des architectures et des espaces précieux pour leur puissance évocatrice. Le projet garde cette force en relisant le dessin de l’espace ouvert qui trouve, même ici, le thème du lointain, des échappées visuelles et du sublime.
UNE VILLE POP : DES RONDS-POINTS, DES TERRASSES SPORTIVES ET DES TABLEAUX NOIRS
La troisième famille est celle des espaces publics symboliques, d’envergure, liés aux nouveaux programmes qui requalifient la ville comme le centre des congrès. C’est la contemporanéité qui s’y représente, avec ses symboles et sa signalétique, même si chaque figure a sa propre histoire et son propre futur. Toutes sont connectées à la matrice dont elles constituent des expansions. En utilisant des matériaux pauvres, mais efficaces, fortement graphiques, des espaces ironiques et métropolitains s’entremêlent aux pratiques exceptionnelles ou quotidiennes. A partir du nord nous pouvons y trouver le rond-point du Marsupilami avec un grand rond pour piétons et vélos peint sur l’enrobé ; le nouvel accès à l’Université ; l’esplanade des Piges traitée comme un piste de décollage vers le grand paysage ; le traitement du centre de la place Charles II et de la ville haute évoquant l’ancien puits qui fournit l’eau pour réaliser les fortifications de Charleroi ; le tableau noir et vert de la place du Manège. Dans la même logique, le square du Monument est conçu comme un terrain de jeu multifonctionnel pour les enfants, surmonté par des arbres.
De manière générale les espaces gardent une grande flexibilité d’usages, aptes à rassembler des gens, disponibles pour plusieurs activités : sport, cinéma en plein air, marché hebdomadaire, jeux d’enfant informels…
C’est à travers le concept de la matrice et des trois catégories esthétiques que nous avons répondu aux questions posées par le cahier des charges.
II. DEUX VILLES, UN TERRITOIRE VERT, DE MULTIPLES CONNEXIONS
Les espaces publics ont vocation à faire le lien et à apporter une cohérence d’ensemble entre d’une part les nombreux projets architecturaux en cours et d’autre part les parties de ville constituée et les espaces ouverts au-delà du ring. Deux secteurs ont été considérés comme particulièrement stratégiques par les programmes récemment engagés : les quais de Sambre en ville basse et les espaces publics du cadran ouest de la ville haute, objet du présent projet. Celui-ci oblige à penser le fonctionnement de la ville dans sa globalité et permet également de connecter les espaces publics de l’intraring, très minéraux, aux nombreux espaces ouverts et naturels situés à proximité immédiate, formant de nouvelles promenades continues.
DEUX VILLES, DES COMPLÉMENTARITÉS
Charleroi présente historiquement deux parties bien distinctes, voire deux villes séparées par l’Entre-deux-villes : la ville basse au contact de la Sambre et la ville haute organisée sur le plateau autour de la place Charles II, place d’armes de l’ancienne forteresse. Elles ne sont connectées que par un seul lien : la rue de la Montagne, sinueuse et pentue, qui forme aujourd’hui un parcours piétonnier.
Cette configuration fait qu’il est difficile d’imaginer une seule et même centralité. Si l’ensemble des rues commerçantes du centre-ville a souffert avec l’ouverture de centres commerciaux périphériques (notamment Ville 2 en 1990) et si de nombreux commerces présentent une faible qualité en ville basse comme en ville haute, la validation du projet de centre commercial Rive gauche et la piétonisation partielle du boulevard Tirou entraîneront de fait un renforcement commercial de la ville basse. Un nouveau modèle commercial, moins linéaire et plus intense, est donc à inventer pour la ville haute. Le projet du sol doit tenir compte de ces évolutions avec des rez-de-chaussée plus habités.
La dualité ville haute/basse peut constituer un atout, en reconnaissant que ces deux villes présentent des caractères complémentaires : en ville basse, les centralités urbaines traditionnelles (rues commerçantes continues, shopping de destination) ; en ville haute, une ville habitée, étudiante, sportive, événementielle et institutionnelle. D’autres tendances doivent également être intégrées : le cadran nord-est voit le départ de l’hôpital tandis que le nord-ouest se renforce avec le développement du District Créatif. Le projet que nous proposons constitue l’enveloppe de ces mouvements de fond.
VILLE OÙ L’ON VIT, VILLE OÙ L’ON VA
Adapté à cette lecture des dynamiques en cours, le projet articule deux stratégies : d’un côté une « ville où l’on vit » avec des espaces calmes, domestiques et végétalisés et une rue conçue comme un prolongement du logement (n’excluant pas pour autant le commerce) ; de l’autre, une « ville où l’on va » avec un système d’espaces emblématiques, exceptionnels et attractifs (place Charles II, place du Manège, campus…), supports d’événements et dotés d’une écriture forte.
Le projet s’inscrit dans une trame conceptuelle à l’échelle de la ville haute, qui s’organise en trois strates entremêlées croisant les catégories esthétiques précédemment citées :
- une « éponge » de rues vertes formant une matrice et présentant différentes typologies plus ou moins végétalisées, depuis la simple plantation de végétaux grimpant sur les façades jusqu’à des végétalisations plus importantes. La percolation de la végétation permet de former des poches de fraicheur dans un contexte minéral ; elle diminue ainsi les îlots de chaleur (phénomène ayant vocation à augmenter avec le changement climatique) et permet également de récupérer une part d’eaux pluviales, ce qui minimise la surcharge des réseaux unitaires.
- une structure de boulevards constituant de grandes promenades plantées, reliées aux parcs de la ville haute (parc de la Reine Astrid, parc Hiernaux, abords du Palais de Justice) et à des « traversées vertes » connectant les grands espaces ouverts à l’échelle territoriale (terrils des Piges et de la Blanchisserie, Porte Ouest destinée à former un espace paysager, bois Monceu, vallée de la Sambre, etc.). Ces boulevards comptent au moins deux rangées d’arbres et une promenade centrale dont la vocation peut varier en fonction du contexte rencontré.
- des figures territoriales formées par les grands objets de la ville haute : système de places centrales (place Charles II, place du Manège, nouvelle esplanade des Piges) ; campus des Sciences, des Arts et des Métiers ; stade du Sporting ; hôtel de police ; palais de justice ; etc. Ces figures correspondent à la « ville où l’on va » et présentent un traitement de l’espace public particulier et singulier leur conférant à chacune une identité clairement identifiable.
III. TROIS MODES D’INTERVENTION, PLUSIEURS CONDITIONS
Intervenir dans un contexte social et économique aussi sensible que celui de Charleroi implique de réfléchir à la notion même de projet et aux modes d’intervention qui la sous-tendent. Les pratiques traditionnelles d’aménagement de l’espace public ne suffisent pas pour répondre aux problématiques actuelles du lieu ni pour déclencher une dynamique assez forte dans le futur. De plus, le projet porte en lui une dimension urbanistique et sociale extrêmement forte et un objectif plus large que la beautyfication : la « redynamisation urbaine ».
Au regard de ces éléments, trois composantes complémentaires sont à souligner pour renforcer et porter le développement d’une vision plus large :
- des interventions traditionnelles dans le périmètre imparti : requalification d’un ensemble d’espaces publics correspondant au périmètre proposé avec ses tranches fermes et conditionnelles
- des suggestions sur des espaces stratégiques ayant vocation à enclencher un changement d’image radical : d’une part, un projet potentiellement emblématique de passerelle piétonne reliant le terril des Piges à la ville haute ; d’autre part, la réaffectation des deux plateaux situés au nord du pôle événementiel et de la station de métro Beaux-Arts. Cette dernière pourrait concerner l’aménagement d’un parc sportif sur le plateau haut et la possibilité d’implantation d’un complexe de loisirs/commercial lié au sport sur le plateau bas, avec des parkings au niveau 0 et un toit accessible et végétalisé situé légèrement en contrebas du plateau haut. La réaffectation de surfaces aujourd’hui utilisées comme parkings est rendue possible par l’insertion de 1500 places au sein du Parc des Expositions et par la multifonctionnalité du parc sportif sur le plateau haut, dont une partie pourrait conserver une vocation de stationnement à l’occasion de grandes manifestations.
- la mise en place d’une méthode générative concernant des espaces non inclus dans le périmètre et qui peuvent être développés par d’autres moyens : interventions minimalistes et graphiques (rond-point du Marsupilami, parc sportif sur le plateau haut), démarches participatives avec les habitants sur des rues résidentielles situées au contact du périmètre d’intervention, et à plus long terme requalification des façades, des coeurs d’îlots, etc.
Notre proposition est en même temps économe et maximaliste : l’estimation des coûts fait apparaître une marge d’un montant significatif pour laquelle il est loisible à ce stade d’imaginer qu’elle pourra porter des choix stratégiques relatifs aux projets Charleroi District Créatif. Le projet propose un équilibre entre ces composantes à l’intérieur du cadre contractuel et réglementaire du FEDER, mais l’insère dans une vision plus large.
CONDITION DE BASE 1: RÉALISER UN NOUVEAU PARTAGE DE L’ESPACE PUBLIC AU PROFIT DE LA MOBILITÉ DOUCE
L’espace public de Charleroi se caractérise aujourd’hui par une place démesurée accordée à l’automobile qui se retrouve dans les mobilités, malgré les investissements publics conséquents réalisés dans les transports publics (l’ensemble du centre-ville se situe à moins de 400 m d’un arrêt de métro) : une part de l’automobile 1,5 à 2 fois plus élevée et un usage des transports publics 2 à 3 fois inférieur à d’autres villes belges ou européennes de taille similaire, une offre de stationnement trop largement dimensionnée et inadaptée dans sa tarification, des places formant systématiquement des ronds-points ou des parkings, des cyclistes et piétons minoritaires.
Le plan de mobilité validé en 2014 impulse un changement important, avec de nombreuses implications pour le projet : généralisation de la circulation à 30 km/h dans l’ensemble du centre-ville, création de nouveaux sens uniques (notamment boulevard Jacques Bertrand et avenues Jules Hénin/Waterloo), diminution des espaces de stationnement de 20-25 % et potentiellement jusqu’à 50-55% en fonction des enjeux de requalification de l’espace public, zone piétonne englobant la place Charles II, la place du Manège et une partie du boulevard Solvay, amélioration des itinéraires piétonniers et cyclistes, fermeture du tunnel Gustave Rouiller avec report d’une partie des circulations en surface sous la forme d’un
sens unique montant…
Dans le sillage de réalisations récentes ou en cours (place de la Digue, quais de Sambre, place Albert Ier), le projet met en place un nouveau partage de l’espace plus équilibré entre les différents types de mobilités.